Extrait du catalogue de l'exposition "David Maes: un peintre face au sacré", Musée d'art sacré du Gard, juin- septembre 2001
David Maes, votre exposition
a lieu dans la salle d’apparat de Guillaume de Piolenc où siégeait la Cour Royale de justice dès le début du XIVe siècle. Vous m’avez dit que ce lieu n’était pas indifférent et qu’il avait exercé, dans une certaine mesure
votre inspiration.
En effet, j’ai fait plusieurs
visites dans ce lieu qui n’est pas "neutre", et je ne parle pas
seulement de son statut au sein du Musée d’Art Sacré, ni de son importance
historique. A ces "marques" du passé se surajoute un paramètre bien
réel, bien visible, bien présent qui est son architecture. Cet espace est pour
moi un espace vivant où circulent des énergies. J’ai donc passé beaucoup de
temps à regarder, à sentir cet espace, à me l’approprier : j’ai regardé
les murs, j’ai mesuré, j’ai dessiné ; bref ! j’ai commencé à projeter
mes tableaux dans le Musée. Sans vouloir à tout prix procéder à quelque mise en
scène, j’éprouve la nécessité, en exposant, de donner à l’ensemble – lieu et
pièces exposées – une cohésion qui n’est, en fait, que le prolongement de mon
travail d’artiste. Une exposition n’est pas seulement l’occasion de montrer son
travail, c’est aussi occuper un espace ; peut-être lui donner, durant
quelques semaines, une proposition de sens.
Puisque
votre exposition se déroule dans un musée consacré à l’Art Sacré, pourriez-vous
nous dire quelle est la part de l’influence judéo-chrétienne dans votre
éducation ?
J’ai passé ma jeunesse au
Canada, à Montréal, où les cultures francophone et anglophone - à laquelle
j’appartenais - coexistaient. Chaque communauté vivait parallèlement, séparée
par la religion, chacune ayant leurs propres établissements scolaires. Pour ma
part, j’ai grandi au sein d’une famille à double ascendance : mon père
était d’origine juive, mais il rejetait la religion (sans doute la disparition
de plusieurs membres de sa famille dans les camps de concentration n’était-elle
pas étrangère à cette position). Quant à ma mère, qui était anglicane, elle
avait une forte vie intérieure qui m’a sans doute beaucoup influencé. J’ai donc
vécu dans une société doublement marquée par des rites religieux divers, sans
pour autant avoir eu à m’inscrire dans une pratique religieuse. Nous fêtions
les grandes fêtes religieuses – Noël, Pâques, sans oublier la Pâque juive ; mais il
n’était pas question d’aller à l’église, ni à la synagogue. Adolescent, j’ai
commencé à me poser des questions sur mon existence, sur le monde, sur le sens
de toute chose. En même temps – vers 16 ans – , j’ai commencé à peindre.
J’aimais visiter les églises, je découvrais les cultures orientales, j’écoutais
la musique sacrée, surtout Bach ( et beaucoup de rock et du flamenco aussi, ce
qui est plutôt curieux pour un canadien). A la même époque, je m’intéressais au
Christ, et curieusement ce n’est pas le Christ Rédempteur qui m’émouvait – de
quoi m’aurait-il sauvé ? – mais son message d’amour et de compassion.
Artistiquement, mes
références en arts plastiques, je les prenais au premier chef dans la tradition
chrétienne : peinture italienne de la Renaissance surtout.
Puis, à 17 ans, ce fut mon premier voyage en Italie. Sac au dos, j’ai visité
Venise, Sienne, Florence, Rome…. Je garde un souvenir important de Florence, le
Musée des Offices, un panneau de Giotto représentant une Madone et enfant: je
n’avais jamais vu quelque chose d’aussi extraordinaire. Il dégageait une
énergie remarquable et j’étais heureux que ce tableau ait traversé le temps et
que je puisse à mon tour le contempler.
Pourriez-vous nous
dire quels rapports vous entretenez avec l’iconographie chrétienne, que
représente-t-elle pour vous ?
Je suis sensible à
l’iconographie chrétienne pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle me
touche : il y a indéniablement une composante affective (pas pour tout,
bien sûr). Je dirais que globalement, cette iconographie, à quelques exceptions
près (je pense à Rembrandt, à Henri Matisse, à Georges Rouault), cesse d’être
crédible après Le Greco, et qu’elle trouve sa meilleure expression chez des
peintres comme Giotto, Fra Angelico, Grünewald, sans parler des Maîtres du moyen
âge qui ont construit les cathédrales, fabriqué quantité de vitraux, notamment
ceux de Chartres, lieu qui m’a beaucoup marqué. Si l’iconographie chrétienne a
cessé d’être crédible, c’est pour des raisons complexes. Certes, elle a inspiré
quantité d’artistes, mais, avec le déclin de l’Eglise et des commandes - car il ne faut pas oublier que l’Eglise
était en quelque sorte le premier employeur des artistes –, elle n’est plus au
centre des préoccupations artistiques et très souvent quand elle est reprise, les
résultats sont assez décevants.
En deuxième lieu, l’iconographie chrétienne est constituée d’images qui s’articulent
principalement autour de la figure christique. Elles forment un ensemble qui
constitue une sorte de vocabulaire, de code dont on se sert pour explorer le
Sacré ainsi que notre nature humaine. Ma fascination pour la crucifixion, par
exemple, est peut-être tout simplement une fascination pour ces bras écartés,
ces bras qui expriment la souffrance mais aussi l’espoir. Quand j’ai réalisé "Le
Rappel " à Madrid, c’était à une époque où la situation dans les
Balkans était très mauvaise. J’ai eu l’occasion de rencontrer deux familles
bosniaques qui venaient de sortir d’un camp de concentration. J’étais
bouleversé. Très spontanément, j’ai compris que le seul moyen que j’avais pour peindre cette
souffrance, pour la surmonter, était de faire une crucifixion. Mais "Le
Rappel" n’est pas que l’expression d’une souffrance, son histoire est plus
complexe, sa gestation avait débuté bien auparavant à la lecture du roman
« Le Christ recrucifié » de Nikos Kazantzakis. Or, le moment était
venu de réaliser ce tableau et, telle qu’elle est, cette oeuvre est cruciale
dans ma vie de peintre. A chaque fois que j’ai montré
ce tableau, j’ai constaté que les gens étaient réellement touchés… touchés,
mais gênés aussi, car l’utilisation de cette iconographie chrétienne est encore
et toujours source d’émotion ; cependant elle est aussi source
d’étonnement et de malaise en raison même de la gravité du propos. Nous ne
savons plus comment nous situer vis-à-vis de ce genre de tableaux. Toutefois,
si ce vocabulaire, si cette grammaire ne sont pas vécus, s’ils ne recouvrent
pas une expérience personnelle, le résultat reste sans intérêt.
Le
Sacré est souvent perçu comme un foyer de forces bénéfiques ou maléfiques que
l’homme convoque par des rites bien spécifiques ; est-ce là une forme de
pensée à laquelle vous souscrivez ? Que pouvez-nous nous dire de ce Sacré
que, faute de mieux, j’appellerais "traditionnel" ?
Le mot sacré vient de « sacrum », ce qui appartient au monde du divin. Son opposé est « profanum », ou ce qui est propre à la vie courante des hommes - le passage de l’un à l’autre s’effectuant par des rites. C’est cette idée de passage de l’un à l’autre qui m’intéresse. Certes, les religions, justement par les rites, tentent d’amener l’homme vers le Sacré. Mais pour moi le Sacré est
« au-delà » des religions, je veux dire des institutions religieuses.
Un texte de Théodore Monod me revient en mémoire : "Il y a une montagne unique que nous gravissons par des sentiers
différents avec l’espoir de nous retrouver les uns les autres dans la lumière
au-dessus des nuages ”. Le Sacré, le divin, pour moi c’est la Lumière. Je ne sais pas quel sentier j’emprunte –
parfois le sentier chrétien, parfois la voie juive ou taôiste,
qu’importe ! J’explore, je cherche et peut-être ma peinture reflète-t-elle
cette quête. Peindre, pour l’artiste que je suis, permet le passage du monde
profane au monde Sacré. J’ajouterai seulement que, pour moi, le Sacré ne
saurait être que bénéfique.
Vous voulez dire que les forces du Mal ne sauraient être sacrées ?
Je ne sais pas trop où
situer le diable ou les esprits maléfiques ; mais ils sont, pour moi, à
l’opposé de ma conception du Sacré. Le mal fait partie de notre humanité, il
fait partie de notre identité, de notre existence. En tout état de cause,
accepter notre capacité d’infliger du mal aux autres, à nous-mêmes, à notre
environnement ne va pas de soi. Et je pense que cet espace qui est en nous et
qui participe du Sacré permet de contrebalancer, voire d’échapper au Mal.
Mais doit-on admettre l'existence d'un Sacré transcendant, extérieur à l'individu,
autonome dont la peinture pourrait rendre compte; si oui à quelles conditions ?
Peut-être…c’est-à-dire… Je dois avouer une certaine difficulté à m’engager sur ce terrain
: parce qu’enfin, le divin existerait-il si l’homme n’existait pas ? Je perçois
l’idée de transcendance comme contradiction. Pour moi le divin est
infini : il est à la fois en nous et à l’extérieur de nous. Dès lors,
l’idée de transcendance m’est étrangère. J’ajouterais que l’un des plus sûrs
moyens d’atteindre "la Transcendance" - si tant est que nous acceptions cette
terminologie – est de plonger dans notre intériorité. L’Art ne fait pas autre
chose ; sa pratique nous permet d’accéder au sens profond, exact, de notre
place au sein du cosmos, même si cette place est infiniment minuscule. Dans
notre société actuelle, où nombreux sont ceux qui ont "perdu" ce
contact essentiel, je suis persuadé qu’il y a beaucoup de gens qui sont
insatisfaits, qui éprouvent un manque, un vide intérieur. J’espère que les
tableaux et les gravures que je réalise permettront à ceux qui les regardent de
faire un pas vers cet espace qui est en eux : ça marchera pour certains,
ça ne marchera pas pour d’autres ; mais au fond je crois qu’un des objectifs de
l’art est de permettre le « passage ».
Et quelle est la place du corps dans cette
quête ?
J’ai beaucoup de mal à
composer avec le discours négatif sur le corps qu’a trop souvent tenu la
tradition judéo-chrétienne. Vous savez l’importance que j’accorde au corps dans
ma création – et je parle du corps dans toutes ses dimensions. Une des choses
que j’ai voulu exprimer dans « Le Rappel » était le rapport entre le
Christ et Madeleine, un rapport spirituel mais aussi charnel. Quand nous lisons
la Bible" – je pense au « Cantique des cantiques » - il est clair que cette
dimension charnelle, voire sensuelle, de l’être humain existe et qu’elle est
prise en considération. C’est l’Eglise - je parle de l’Institution - qui
éprouve des difficultés avec cette thématique. Le corps n’est pas mauvais en
soi, il n’est pas quelque chose dont il faut avoir honte. Au contraire. Il faut
le respecter, l’aimer, car tant que nous sommes, il est une de nos rares
certitudes. Par ailleurs, ce corps n’est pas seulement une enveloppe : il
nous permet aussi de connaître le Sacré. Peindre le corps est loin
d’être facile. Porter son regard sur le corps d’une façon nouvelle et
pertinente est le travail d’une vie. Comment la peinture peut-elle représenter
l’être humain ? Les images des camps de concentration n’ont-elles pas
changé pour toujours l’image que nous avons de nous-mêmes ? Voici les
questions qui me préoccupent.
Cet homme qui est au centre de vos
préoccupations, qu'aux travers de vos nombreuses toiles et gravures vous ne
cessez d'interroger, est un être qui occupe une place bien à lui au cœur de
quelque chose de plus vaste, qui l'entoure tout en le dépassant. II est situé
dans un environnement bien précis, qui, pour vous, depuis peu, est cette nature
qui nous entoure. Vous êtes, en effet, installé depuis bientôt deux ans dans la
campagne près d'Uzès, après avoir habité la périphérie de Paris, auparavant
Madrid. J'aimerais que vous nous parliez de "la Nature."
Oui, ça va faire deux ans cet
été que nous nous sommes installés dans le Sud, en campagne. Or, je viens de
faire une courte visite à Madrid où j’ai séjourné durant deux ans ; c’est une
ville que j’aime beaucoup, peut-être plus que Paris ; mais le bruit y est
assourdissant. Certes, la ville est fascinante, elle nous stimule; mais
qu’est-ce qu’elle nous écrase ! ! ! Au début, où nous habitons, nous avons
découvert le silence qui, en réalité, est habité, rempli de bruits d’oiseaux,
d’insectes, de feuilles qui se froissent, de branches qui s’entrechoquent,
bousculées par le mistral. J’ai lu récemment quelques témoignages d’Amérindiens
qui insistaient sur l’importance du silence qui est une des conditions qui nous
permettent de mieux nous situer dans l’ordre du monde. Or, la ville nous
agresse ; elle nous oblige, sans doute, à développer une sorte de carapace
pour survivre… Dès lors, j’ai jugé bon
de m’en éloigner … et je sais maintenant que ce contact que j’ai avec la terre
d’Uzège, ses arbres, sa lumière, ce contact si essentiel me nourrit
spirituellement et se prolonge dans l’acte créateur. Les motifs, les thèmes
dans ma création ont évolué. Certes, les arbres ont toujours été présents,
peut-être de manière discrète mais maintenant qu’ils sont là, tout autour de
moi, ils occupent une place de plus en plus grande dans ma peinture, dans mes
gravures. Oui, pour moi, les arbres sont en quelque sorte sacrés. Je pense à
ces cyprès magnifiques que je vois tous les jours, que je dessine et que je
peins en ce moment, et qui vont trouver, je l’espère, leur place dans cette
exposition.
En quoi sont-ils sacrés ?
Quand je regarde des
arbres, je suis émerveillé par la vitalité qu’ils dégagent. Je suis fasciné par
la diversité de leurs formes qui me paraissent infiniment variées, ainsi que
par toutes les étapes de leur évolution. Regardant les arbres, nous saisissons
mieux tous les cycles de la vie. Je suis persuadé qu’ils nous permettent non
seulement de mieux comprendre notre monde, mais de comprendre cette chose essentielle
qui est que la VIE est Sacrée. C’est un peu comme si les arbres étaient des messagers qui nous
« disaient » l’importance du monde dans laquelle nous vivons. A
mesure que passe le temps, que je prends racine dans le Sud, je suis de plus en
plus persuadé qu’approfondir le contact que nous entretenons avec la nature
nous aide à mieux saisir notre place dans l’univers. Forme de connaissance ou
sagesse ? Je ne sais trop. Tout comme il m’est impossible d’affirmer que notre
existence a une finalité ; cependant je sais que nous pouvons faire des
choix. Nous sommes là, sur cette terre, avec notre corps et notre conscience.
L’histoire nous montre que depuis toujours nous balançons entre agir
inconsciemment – avec tous les dégâts que cette attitude entraîne – et agir
avec responsabilité et intelligence. On dit souvent que le monde va mal – sans
doute l’a-t-on toujours dit – et, quant à moi, je suis persuadé que c’est dû à
un manque de compassion des uns pour les autres et à une détérioration de notre
relation avec la nature. L’exemple du Christ dans les différents épisodes de sa vie que nous
rapportent les Ecritures, nous permet – peut-être – de mieux comprendre notre
humanité et d’éprouver une compassion plus authentique envers les autres. Je
pense qu’acquérir la plus juste conscience de la valeur de la vie, et en
conséquence de tout ce qui est « sacré », doit constituer une
priorité dans notre existence. Je n’ai pas la prétention de pouvoir changer de
façon radicale l’Histoire ; néanmoins, j’espère que ma création offrira un
espoir, une énergie nouvelle, positive à ceux qui s’intéressent à ce que je
fais. Matisse a parlé de la responsabilité du créateur et du fait que, par son
travail, il aide l’univers à se construire. La création, c’est cela même :
éveiller notre conscience au monde, donner accès au Sacré, aider l’univers à se
construire. Le projet –on ne me démentira pas - EST ambitieux!
Pour en revenir à "la Nature", vous sentez-vous un
affinité avec les Romantiques allemands qui voient en elle une inspiratrice.
Je me suis beaucoup
intéressé aux peintres Romantiques, surtout quand je vivais encore au Canada.
Deux d’entre eux me captivaient particulièrement: Caspar David
Friedrich et Philipp Otto Runge. Ce fut un temps où le paysage était ma
préoccupation principale, et je trouvais chez ces deux artistes non seulement
le même émerveillement pour la nature que j’éprouvais, mais le même désir de
trouver dans la relation avec la nature l’expression d’un sentiment
d’appartenance à quelque chose de beaucoup plus grand que soi-même. J’avais sans doute à l’époque un regard assez
« romantique » en ce qui concerne la nature : j’entends par là que j’utilisais la nature pour exprimer des sentiments humains, une idée qui a vraiment pris forme au XIXe siècle – c’est la notion du
« pathetic fallacy » de John Ruskin – et qui a donné naissance à une
sorte de « tradition nordique ». Je me méfie de la catégorisation des
peintres. Ceci dit, je crois qu’il existe des familles d’artistes – et bien
évidemment il est possible que nous appartenions à plusieurs familles – et que
nous pouvons parler d’une « tradition nordique » qui comprendrait des
peintres comme Friedrich, Blake, Runge, Van Gogh, Munch, Nolde, Mondrian,
O’Keefe, Rothko etc. Des peintres qui, tout en essayant de prendre en
considération toutes les idées formelles de l’art de leurs époques respectives,
ont abordé des questions métaphysiques et ont tenté d’exprimer le Divin.
Peut-être moins préoccupés par ce que nous appelons « l’art pour
l’art », ces artistes se sont-ils mesurés à la question du"comment
aborder le Sacré dans un monde essentiellement laïque", une question qui
reste tout à fait pertinente aujourd’hui. Cette idée est au centre d’un
excellent livre, « Modern Painting and the Northern Romantic
Tradition » de Robert Rosenblum. Je me sens donc assez
proche de cette famille « nordique », mais il est d’autres artistes
qui comptent énormément pour moi, notamment Cézanne, Giaccometti et Balthus.
Pour chacun d’entre eux, l’art était essentiellement un questionnement sur
l’acte de voir, sur l’acte de peindre. On a de Cézanne l’image d’un artiste
préoccupé par le côté « formel » de la peinture. Mais
« réduire » l’œuvre de Cézanne à une sorte de traité sur le langage
de la peinture, c’est passer à côté de sa vision sacrée du monde. J’ai fait
le « pèlerinage » à son atelier, à Aix-en-Provence, voici
presque vingt ans. Le souvenir que j’en garde est le sentiment que cet homme,
pendant les dernières années de sa vie et sur ce bout de terre autour d’Aix
qu’il aimait tant, est parvenu à exprimer une vision du cosmos où tous les
éléments, comme dans une gigantesque mécanique, s’engrenaient les uns dans les
autres à la manière des roues d’une montre. Giacometti et Balthus,
même s’ils étaient de caractère opposé - le premier vivait comme un moine,
l’autre comme un prince – se rejoignent dans l’expression d’une vision
« sacrée » de l’homme. Balthus a souvent dit de ces jeunes femmes
qu’il aimait à peindre qu’elles étaient des Anges et que la peinture était une
prière. Quant à Giacometti, je me souviendrai toujours de son « Homme qui
marche », qui exprime l’essence de l’homme dans l’univers - sa solitude,
sa quête jamais aboutie - . Cette sculpture, authentique chef-d’œuvre, avait
été placée à côté du cercueil de Malraux au Panthéon…
J’apprécie en outre
énormément certains peintres non-figuratifs de l’après-guerre - comme
Motherwell ou De Kooning -, mais au fond je suis plutôt touché par la peinture
figurative, de Michel-Ange à Lucian Freud en passant par le Titien, le Greco,
Goya…. Et puis, n’oublions pas les grands peintres japonais : Much’i,
Sessô, Yachô pour ne mentionner que quelques-uns. Ce qui me touche chez eux,
c’est l’expression de l’immensité de la nature
et une certaine approche du vide. La notion du vide dans la peinture orientale
traditionnelle n’a rien à voir avec celle de notre culture occidentale. Chez
nous, le vide est le néant, il est synonyme de frayeur. Chez un peintre comme
Much’i, le vide est habité d’un souffle vital. J’y sens toute la fragilité et
la force de la vie. Il est intéressant de comparer le vide des dernières toiles
de Rothko, qui expriment son désespoir métaphysique, à ce vide dont je viens de
parler.
Pourriez-vous nous rendre compte du processus créatif
donnant existence à une toile ? Partez-vous d'une source donnée, d'une toile
d'un Ancien Maître qu'à votre manière vous revisitez ?
Les sources qui donnent naissance à ce que je fais sont multiples, mais il y a toujours une
image qui émerge d’un ensemble de choses vues dans la réalité et de la résonance
proche ou lointaine que ces choses ont eue en moi. Je pense que la création est
une question de “ filtrage ”, c’est-à-dire que je suis une sorte de
filtre pour tout ce que j’ai vu, vécu, dessiné, et ce n’est qu’une fois que les
choses ont passé à travers mon corps, à travers ma mémoire, enfin tout ce que
je suis, que quelque chose qui, à la fois m’appartient et touche à l’expérience
dite universelle, peut se donner à voir, … et peut-être bien à mon insu.
Prenons l’exemple de cet ensemble de tableaux de poissons qui fait partie de
l’exposition et que j’appelle « Miracle ». Le point de départ se
situe dans la réalité : il y a quelques années, j’étais en train de nager
dans le Gardon. Tout à coup je me suis trouvé entouré de poissons :
c’était merveilleux. Je me souviens m’être dit que la nature était vraiment
miraculeuse ! Dans ces moments-là, je sais que tôt ou tard l’image
réapparaîtra dans ma peinture. J’ai commencé à dessiner des poissons, à
l’aquarium, et puis au bord d’un lac en Espagne où j’ai passé des vacances. Et
puis je suis retourné au Gardon pour observer les poissons. C’est là le côté
« concret » de la question. La chose en soi, si l’on veut. Et puis
s’y ajoute la dimension symbolique, surtout dans notre culture. Peu à peu
l’origine grecque du mot « poisson » : « ikhthus » est
remontée à ma conscience. Les lettres de ce mot sont également les premières
lettres de « Iêsous Khristos Theou Uios Sôtêr » - Jésus-Christ fils
de Dieu, sauveur. Sans doute, cette exposition au Musée d’Art Sacré m’a-t-elle donné l’occasion de faire émerger ce
contenu latent, de donner corps à ce qui, jusque là, était demeuré invisible. J’accorde beaucoup
d’importance à l’idée d’émergence d’une vision hors du tissu de la mémoire, à
ce va-et-vient entre réalité et inconscient. Car il va sans dire que nous
sommes marqués par tout ce qui nous entoure dès notre naissance. Ainsi, en
regardant certaines photographies de moi à l’âge de un ou deux ans, j’y
découvre des reproductions de tableaux de Rembrandt, de Renoir, que mes parents avaient mises aux murs de leur
appartement. Est-ce important ? Est-ce que ces images qui m’habitent
m’influencent encore ?… Et puis, il y a les lieux de notre enfance, de notre
adolescence ; les diverses rencontres - tantôt plus physiques tantôt plus intellectuelles
- que nous faisons au cours de notre vie; sans parler de cette obscure mémoire
archaïque qui, confusément, nous habite tous …Dès ma prime
adolescence, j’ai été au contact avec les œuvres d’art dont je me suis
imprégné, et j’ai conscience que ce que je fais est – en partie – un dialogue
avec ce que j’ai vu. Et pourtant, il faut oublier ou prétendre oublier si l'on
désire trouver sa voie, car cet héritage est parfois lourd, voire paralysant.
Matisse, que je cite souvent, a souligné l’importance et de l’héritage et de
l’oubli si nécessaire pour pouvoir s’envoler et se perdre…
Se perdre ou se trouver ?
Bon, sans tomber dans les jeux de mots,
il faut quand même se perdre avant de pouvoir se trouver, se retrouver !
Le processus créatif repose sur ces mécanismes psychiques. En créant, l’artiste
échappe à lui-même, il se dépasse; en parvenant à sa véritable expression, il
donne corps à ce qui, en lui, lui demeurait inconnu. Tout le processus
m’apparaît à bien des égards comme très obscur, et je ne saurais vous expliquer
pourquoi je peins exactement ; mais c’est pour moi une nécessité. J’ai
sans doute commencé, comme beaucoup de jeunes artistes, par désir de
« m’exprimer ». Petit à petit, avec l’accumulation de l’expérience de
mon art comme de la vie, j’ai pu articuler mes objectifs, les comprendre
intellectuellement. Mais l’intellect seul ne permet pas d’atteindre ces
objectifs. Il faut avancer un peu comme un somnambule pour y arriver. Ceci est
peut-être une autre manière de dire que l’intuition joue un rôle important dans
le processus créatif. La peinture est une activité artificielle par laquelle on essaie d’exprimer la vérité sur
notre existence. Elle nous permet à la fois d’explorer le monde extérieur et
notre monde intérieur. Ce qui m’intéresse est la rencontre des deux. Ce voyage
intérieur, si nous arrivons à aller jusqu’au bout de soi-même, permet -
peut-être - d’atteindre l’expression de
quelque chose que nous pouvons authentiquement partager avec les autres. Un tableau est une sorte d’écran sur lequel le
peintre projette une image qui exprime ses idées. Il est intéressant de noter
que la signification grecque du mot « idée » est « forme
visible », que la racine est « idein » (voir). La peinture est
profondément liée à cette notion de voir, dans toute sa complexité. Le mot
« image » trouve sa racine dans le masque mortuaire. La peinture
interroge le cycle de la vie et la mort, ce cycle qui impose un ordre sur notre
existence. Mais bon, ce sont des mots et face à un tableau nous n’en avons plus
besoin.
Ce disant, vous rejoignez ce que déclarait Rothko à propos de sa peinture :
« Aucun recueil de notes ne pourra jamais expliquer nos peintures. Leur
explication doit surgir de l’expérience que vit le spectateur face au tableau.
Cette expérience participe d’une véritable communion des esprits ».
Rothko n’était pas le seul à
le dire…En effet, la seule chose qui compte vraiment est ce qui se passe entre
une œuvre d’art et le spectateur, l’émotion d’une rencontre. Certes, regarder
un tableau est difficile et exige sans doute un apprentissage. Mais je ne crois
pas trop aux « explications » ni aux discours. Il faut fréquenter les
œuvres d’art, les approcher avec une grande ouverture d’esprit et peut-être la
rencontre aura-t-elle lieu. Connaître le contexte historique dans lequel telle
ou telle œuvre est née peut nous aider à mieux comprendre, mais face à l’œuvre,
nous ne nous situons pas tant dans le monde de l’intellectualité que dans le
monde de l’expérience. Par ailleurs, dans le processus créatif, il arrive un
moment où je sens, je sais que le tableau a atteint son état définitif, un état
de plénitude. Le tableau a tout à coup une présence et c’est cette présence que
nous appelons « beauté ». Je crois que l’émotion que je vis face à
certaines œuvres tient à cette idée de «beauté ». Platon parle de la
beauté comme « d’une brillance de la présence ». Curieux de constater
que nous sommes une fois encore ramenés à la lumière, au Sacré. Cette idée de
beauté – et en conséquence du Sacré – est primordiale pour la peinture et
constitue peut-être ce qui crée le lien entre le passé, le présent et le futur.
On aura compris que les œuvres du passé vous ont nourri et
que le contact avec la nature vous est essentiel ; toutefois, si vous regardez
cette nature qui vous entoure, n’êtes-vous que contemplatif ou vous
arrive-t-il de travailler sur le motif ?
Il est vrai que je contemple,
il est vrai que j’observe, que je suis attentif… mais je dessine aussi. Le
dessin est une façon de pénétrer les arcanes du monde, de « toucher »
aux choses. En dessinant, je me mets en contact avec des formes, avec des
structures ; mais au-delà du côté visible, je souhaite capter le côté
invisible. Je souhaite rendre compte des énergies en présence. Et le dessin est
une des façons de s’approprier le monde. Pour moi, dessiner est un savoir faire
sur lequel je m’appuie, et sans lequel je ne puis envisager la création. Et mes
thèmes de prédilection sont essentiellement le corps et le paysage. Après
m’être immergé dans le monde par le dessin, il faut que les choses se fassent,
qu’elles prennent forme, qu’elles travaillent en mon for intérieur : un jour elles émergeront transformées et
s’imposeront un peu malgré moi…Au fond une toile, une gravure, un dessin – que
sais-je – est une représentation et je suis d’accord avec Berenson quand il
parle de la représentation comme compromis avec le chaos, que cette
représentation soit visuelle, verbale ou musicale. Notre monde EST complexe. Il
suffit de regarder autour de soi pour se rendre compte de cette complexité, de
ce chaos qui nous entoure. Depuis toujours les artistes ont tenté d’ordonner ce
chaos ; en nous donnant leur vision du monde, ils donnent un sens à leur
destinée.
Mais est-il à chaque fois nécessaire de repartir à zéro ?
Votre question soulève
l’idée du progrès en art ; comme si l’art progressait, une forme
d’expression remplaçant une autre devenue obsolète. Cette logique veut nous
faire croire qu’un art non-figuratif a remplacé un art figuratif, ou que les
« nouvelles technologies » ont remplacé les « anciens »
moyens d’expression. J’hésite à aborder cette question que certains ont appelé
« la crise de l’art contemporain ». Je dirai tout simplement que
je trouve l’idée de progrès en art assez ridicule - le cubisme ne remplace pas
l’impressionnisme qui remplace le réalisme, etc. – de même l’idée de faire de
la peinture ou de la gravure (une technologie du XVe siècle !)
n’est pas désuète. L’expression
artistique d’une société est toujours extrêmement complexe. Les modes
d’expression coexistent, se juxtaposent. Jamais ils n’ont été si divers. Je
pense que la peinture aura toujours une place, qu’elle continuera à dégager un
sens, même s’il est de plus en plus difficile d’en vivre. Tout comme je crois
que cet espace intime du Sacré, présent en chacun de nous, continuera à faire
partie de notre identité.
J'ai le sentiment que la modernité - pour utiliser un vocabulaire à la mode (et j'entends par là tous
les milieux "branchés" des trois dernières décennies) - donne dans la
confusion en mêlant, sans trop s'en apercevoir, deux registres distincts qui
ont tout de même un aspect bien spécifique en partage, à savoir la notion de mystère. En effet, nous avons d'un côté "le mystère de l'émotion esthétique" et de
l'autre côté "le mystère du Sacré". Ne sommes-nous pas simplement confrontés, dans l'un et l'autre cas, à ce qui échappe à l'entendement ?
Vous avez raison de parler du
fait que nous sommes souvent confrontés à ce qui échappe à l’entendement, mais
j’aurais du mal à définir la différence entre le « mystère » de l’expérience
esthétique et celui du sacré. Sans doute il y a des moments où les deux se
rejoignent. Je pense que toute œuvre d’art véritable, sacré ou non, nous
échappe en quelque sorte. Et puis elle nous « rattrape » et
généralement d’une façon inattendue. Le problème est que trop souvent nous
essayons de comprendre intellectuellement. Certes, la peinture s’adresse à
notre intelligence, mais ce qu’elle communique au plus profond d’elle-même nous
touche à un autre niveau : celui du cœur. Elle fait appel à nos émotions.
L’artiste donne à voir, sans forcément savoir d’où viennent ses images ni
comment elles lui parviennent, et le spectateur est invité à regarder, à
recréer par lui-même, selon sa sensibilité propre. Parfois la rencontre a lieu,
parfois elle échoue. Robert Hughes, critique australien, parle de ce passage
entre le monde des sentiments et celui du signifié que permet la
création : sans doute n’a-t-il pas toujours lieu, mais si le miracle se
produit, c’est que les gens ont gardé une ouverture au monde, une certaine
ingénuité aussi qui s’accompagne d’une remise en question et peut-être bien
aussi d’un certain goût pour l’effort. C’est dans ce sens que j’invite les
visiteurs au Musée d’Art Sacré à regarder mes tableaux et gravures.